Luc Cambrézy (géographe, IRD) et Marc Souris
(informaticien, IRD)
Bulletin n° 166 du Comité français de cartographie, Paris, 2000

Présentation

I - La télédétection aérienne légère

Les moyens d'acquisition d'images de télédétection dans le spectre visible et la vidéographie aérienne

La vidéographie aérienne : description de la méthode

La navigation aérienne et la prise de vue
Le format numérique miniDV
L'acquisition d'image fixe
Le redressement et le ré-échantillonnage des images
L'utilisation du GPS différentiel
Le mosaïquage et l'introduction dans un SIG

II - Une application dans les camps de réfugiés au Kenya

Cartographie des camps de réfugiés

Dénombrement des huttes et estimation des populations

Cartographie thématique

Environnement

Perspectives


Présentation

De la photographie aérienne à la télédétection spatiale par satellite, les méthodes d’acquisition d’images de la Terre sont nombreuses. La photographie aérienne classique permet d'obtenir des images de très grande précision (largement inférieure au mètre), mais la prise de vue reste une opération lourde et souvent hors des moyens budgétaires de programmes de recherche. Jusque 1999, la télédétection spatiale civile ne permettait pas d'obtenir des images d'une résolution inférieure à 2 mètres, alors que nos objectifs exigeaient une précision inférieure au mètre. Nous avons donc développé une méthode d’acquisition de données aériennes, visant à répondre à ces contraintes : une résolution de l'ordre du mètre, de faibles coûts, une grande facilité de mise en œuvre quelle que soit l'infrastructure existante.

Le développement de cette méthode d’acquisition s’inscrit également dans le cadre de l’innovation méthodologique sur les systèmes d’information géographique (SIG) : elle s’accompagne du développement des méthodes et des logiciels pour le redressement, le mosaïquage, la gestion intégrée des données de type image dans un SIG. Nous présentons dans cet article toutes les étapes de la méthode, de l’acquisition des images à leur intégration dans un système d’information géographique.

Les résultats de cette démarche sont illustrés ici par une application sur les camps de réfugiés dans le Nord et l’Est du Kenya. Les populations réfugiées, principalement originaires de la Somalie et du Soudan sont rassemblés dans quatre immenses camps implantés en 1991 à proximité des frontières de ces deux pays ; leur nombre dépasse encore les 200.000 personnes. La pérennisation de ces camps et les dégradations de l’environnement que cet afflux de réfugiés avait pu engendrer ont été à l’origine d’une collaboration entre le Haut Commissariat aux Réfugiés et l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). Outre l’évaluation précise de la dégradation du couvert végétal, ce programme avait essentiellement pour but de généraliser l’emploi de la cartographie, celle-ci étant conçue comme un instrument de gestion du territoire, des populations et de leurs activités. Eu égard au contexte local et à différentes contraintes matérielles, les objectifs de ce programme (1997-1999) n’auraient pu être atteints sans la méthode décrite ici.

I - La télédétection aérienne légère

La télédétection aérienne légère concerne toutes les techniques visant à obtenir des images aériennes de la Terre par des moyens légers et faciles à mettre en œuvre. Elle complète la photographie aérienne classique et la télédétection spatiale, et est bien adaptée aux objectifs de la recherche scientifique. La télédétection aérienne légère répond à de nombreux besoins techniques : cartographie de base, cartographie d’occupation du sol à grande échelle, états de surfaces, cartographie thématique, échantillonnage, actualisation, etc. De nombreux domaines d’application sont concernés par ces techniques : on peut citer l’hydrologie (irrigation et gestion des ressources en eau), l’environnement et la gestion des ressources naturelles, le développement rural, le développement urbain …

Comme toutes les techniques d’acquisition d’images aériennes, la télédétection aérienne légère associe un appareil de prise de vue à un moyen de transport de cet appareil. Parmi ces moyens, on peut citer : les avions légers monomoteur, les hélicoptères, les ULM, les drones (avions sans pilotes), les ballons captifs, les dirigeables et montgolfières. Les appareils de prises de vue forment deux groupes : d’une part les appareils optiques classiques, d’autre part les appareils numériques. La méthode présentée dans cet article utilise une caméra vidéo numérique embarquée dans un avion léger non dédié à la prise de vue aérienne.

Les moyens d’acquisition d’images de télédétection dans le spectre visible et la vidéographie aérienne

En 1999, les moyens civils d’acquisition d’images de la Terre en télédétection dans le spectre visible sont nombreux et performants. Par ordre de résolution, ce sont :

  • les satellites à basse résolution (taille du pixel supérieure à 500 mètres),
  • les satellites à moyenne résolution (taille du pixel entre 500 et 50 mètres)
  • les satellites à haute résolution (taille du pixel entre 50 et 5 mètres),
  • les satellites à très haute résolution (taille du pixel inférieure à 5 mètres),
  • la photographie aérienne.

La vidéographie aérienne permet d’obtenir des résolutions variant entre 3 et 0.2 mètres. Les satellites à basse et moyenne résolution n’entrent pas dans ce champ d’application. Les images des satellites civils à haute résolution ont une résolution qui peut aujourd’hui atteindre un mètre, mais les images les plus courantes sont celles du satellite SPOT (10 mètres en panchromatique, 20 mètres en multispectral). A l’instar du satellite IKONOS, qui permet d'obtenir d'excellentes images avec une résolution d'un mètre, des satellites à haute résolution (entre 5 et 1 mètres) devraient être lancés dans les années qui viennent (2001-2005), et pourraient donc rendre obsolète la technique d’acquisition par vidéographie numérique. A moins que la souplesse de la méthode, la vitesse d’obtention du résultat et l’augmentation de résolution des capteurs vidéo ne continuent à la rendre compétitive (figure 1).

De tous les moyens d’acquisition, la photographie aérienne classique reste toujours la plus performante en terme de résolution : une photographie aérienne classique scannée permet d’avoir une résolution largement inférieure au mètre. A l’inverse, son coût est important et la mise en œuvre d’une campagne de photographie aérienne demande des moyens assez lourds. La vidéographie aérienne permet donc d’assurer la continuité des résolutions entre les images des satellites de haute résolution et les photographies aériennes classiques.

Après préparation d’un plan de vol précis, le survol par un avion léger muni d’un caméscope numérique dirigé vers le sol de façon approximativement orthogonale permet de disposer d’un film vidéo couvrant la superficie désirée, par traces parallèles avec un certain recouvrement entre traces. A partir du film vidéo, on peut extraire directement des images numériques fixes sur un ordinateur. L’utilisateur a le choix des images à capturer ; il doit seulement s’assurer du recouvrement des images et de la meilleure horizontalité possible de l’image (celle-ci étant liée à l’assiette de l’avion).

Les images brutes ainsi saisies doivent ensuite être redressées et mises en conformité avec la réalité géographique. Il est nécessaire pour cela de trouver des points de référence géographique de façon à localiser, recaler et redresser les images, et éliminer ainsi les déformations dues à la prise de vue (déformations optiques, variations de l’assiette et de l’altitude de l’avion). On associe position d’un point dans l’image capturée et position géographique réelle pour créer des points d’appui. La position géographique réelle peut être obtenue directement par GPS sur le terrain, sur une photographie déjà redressée et positionnée, sur une carte, etc. Enfin, grâce aux points d’appui, les images capturées sont redressées (c’est-à-dire mises en conformité géographique), recalées (c’est-à-dire positionnées dans l’espace), puis mosaïquées (c’est-à-dire intégrées dans un ensemble d’images) pour constituer un orthophotoplan géoréférencé, directement géré par un système d'information géographique.

La vidéographie aérienne : description de la méthode

La vidéographie aérienne, comme la photographie aérienne géoréférencée, fait appel à de nombreuses techniques : la géodésie et la cartographie, la navigation aérienne précise, la vidéographie numérique, le positionnement par GPS différentiel, le redressement et le ré-échantillonnage d’image, le mosaïquage et les systèmes d’information géographique.

La navigation aérienne et la prise de vue

Le territoire à couvrir doit être défini avec précision puisque l’objectif consiste à établir un plan de vol indiquant la longueur et le nombre de traces à parcourir par l’avion et son pilote. Les cartes de base existantes peuvent servir à cette définition mais lorsque le territoire à couvrir n’est pas cartographié, une description géographique est nécessaire : points GPS, éléments singuliers, etc. Une image satellite, même à moyenne résolution, est très utile dans la phase de préparation du plan de vol. Pour assurer un bon recouvrement de la surface à cartographier, il est nécessaire d’indiquer au pilote de l’avion l’ensemble des paramètres lui permettant d’assurer une navigation précise. Un plan de vol peut être établi en utilisant les coordonnées géographiques des points d’entrée et de sortie des traces (la navigation se fait alors grâce au GPS de bord suivant une orthodromie, ligne de plus courte distance curviligne entre deux points de même altitude), ou en indiquant un point d’entrée et un cap (la navigation se fait alors au compas et suit une loxodromie, à condition de tenir compte de la dérive de l’avion). La vidéographie permet plus de souplesse que la photographie aérienne, mais une bonne navigation aérienne reste un point clé pour la réussite de l'opération (figure 2). En effet, l’usage d’une caméra vidéo assure certes la continuité de la prise de vue sur chaque trace, mais ne permet pas d’éviter des " trous " dans la surface à couvrir (et donc, dans la mosaïque) si la distance entre chaque trace n’est pas respectée.

Pour la prise de vue, un avion léger est nécessaire. Plusieurs exigences sont à respecter :
  • l’avion doit être disponible localement,
  • il faut disposer de l’autorisation de vol lorsque celle-ci est exigée par les autorités,
  • l’avion doit permettre la fixation de la caméra, par exemple en démontant une porte latérale (figure 3),
  • les conditions météorologiques doivent permettre de voler à l’altitude nécessaire pour respecter le plan de vol (cette altitude varie entre 800 et 3000 m au-dessus du sol, suivant le plan de vol adopté et la résolution souhaitée),
  • l’avion doit disposer des instruments de bord permettant de suivre le plan de vol avec la précision requise,
  • les coûts de location doivent être compatibles avec le budget du projet.

Mais la simplicité guide la démarche : il faut pouvoir s’adapter aux conditions et aux disponibilités locales en ce qui concerne le vol aérien. En embarquant un GPS dans l’avion, on peut enregistrer la position (en 3D) de l’avion pendant l’ensemble du vol, de manière à comparer le vol effectué avec le plan de vol transmis au pilote. Pour obtenir une précision suffisante, on doit utiliser des techniques de GPS différentiel mobile, ou avoir accès par radio aux données GPS d’une station fixe et répertoriée.

Le format numérique miniDV

Un film vidéo est constitué d’images cadencées (trames), à raison de 50 (PAL, SECAM) ou 60 (NTSC) images par seconde, le signal vidéo correspondant à chaque image étant codé sous forme numérique. Contrairement au codage analogique, le codage numérique conserve intacte la qualité du signal vidéo. La qualité de chaque image récupérée est également conservée. Chaque trame correspond au balayage d’une ligne sur deux d’un écran, ce qui permet d’avoir une image complète tout les 1/25-ième (PAL, SECAM) ou 1/30-ième (NTSC) de seconde et d’assurer un meilleur rendu du mouvement. Le format vidéo numérique miniDV, que nous avons utilisé, comprend 720*576 pixels pour chaque trame.

L’acquisition d’image fixe

On peut capturer une image à partir de deux trames consécutives du film vidéo, afin d’obtenir une image fixe. Grâce au codage numérique du signal et à la résolution du format DV, les images fixes sont de très bonne qualité. Si la vitesse de déplacement du sujet par rapport au caméscope est importante, deux trames consécutives (distantes de 1/50-ième ou 1/60-ième de seconde) présentent des différences importantes et l’image fixe est constituée à partir d’une seule des deux trames grâce à une légère interpolation entre les lignes. On capture ainsi l'ensemble des images nécessaires à la constitution de la mosaïque.

Le redressement et le ré-échantillonnage des images

Les images capturées à partir du film vidéo ne correspondent pas à la réalité géographique. Elles comportent des déformations globales, locales, elles ne sont pas positionnées dans l’espace, les échelles locales ne sont pas exactes, elles ne correspondent pas à la projection géographique choisie (UTM, Mercator, Lambert,…). Plusieurs types de déformation interviennent :

  • les déformations dues au trajet des rayons lumineux et à l’optique de la caméra,
  • les déformations dues au positionnement de la caméra : assiette et altitude,
  • les déformations dues au relief de la surface,
  • les déformations mathématiques pour s’ajuster à une projection géographique donnée.

Ces images doivent donc être redressées pour être mises en conformité avec la géométrie de la surface réelle. Il faut également les positionner en les localisant sur la surface du globe. En établissant la correspondance entre des points de l’image et des points localisés géographiquement (servant de points d'appui), on peut calculer les modifications à apporter à l’image pour la faire coïncider avec la réalité géographique suivant une projection géographique donnée. On appelle redressement ou recalage cette opération de mise en conformité géographique (figure 4).

Le ré-échantillonnage permet de modifier la résolution dans l’image recalée, en choisissant les pixels à prendre en compte dans l’image de départ pour calculer la valeur d’un pixel recalé dans l’image d’arrivée. Chaque image saisie à partir du film vidéo doit être redressée : ce travail peut être fastidieux lorsque le nombre d'images est important (figure 5).

Si l'on ne dispose pas de photographies aériennes ou de cartes existantes suffisamment précises permettant de créer ces couples de points, il faut aller sur le terrain pour relever la position d'objets clairement identifiables à la fois sur les images et sur le terrain. Le nombre de points à relever dépend de la déformation estimée des images, mais plus on disposera de points d'appui, meilleur sera le redressement des images. Grâce aux satellites du système GPS, il est maintenant possible de relever la position de points sur la surface du globe terrestre avec une grande précision.

Les déformations les plus importantes sont dues au relief et au positionnement de la caméra par rapport à la verticale. Les coefficients de la déformation projective due au positionnement de la caméra peuvent être obtenus en connaissant l’équation du plan de la caméra. Comme la position de la caméra n’est pas connue à l’instant de la prise de l’image, l’équation du plan par rapport au plan de projection peut être calculée grâce à quatre points d’appui. La déformation projective rattrape également les différences entre l’altitude réelle de la caméra et l’altitude théorique du plan de vol.

Les déformations dues au relief doivent également être prise en compte. En effet, la déformation précédente ne tient pas compte de l’altitude des points dans l’image : les points sont projetés dans le plan comme s’ils étaient tous à l’altitude zéro, alors que la projection doit suivre une verticale, et non pas un rayon lumineux, à partir de l’altitude supposée du point. Pour prendre en compte cette déformation, il faut connaître le relief en tout point et donc disposer d’un modèle numérique de terrain. Enfin, l’image prise par la caméra correspond à la surface curviligne du terrain, alors que le résultat doit être donné dans un plan en utilisant une projection géographique, à partir de positions exprimées sur l’ellipsoïde de référence. Cette déformation mathématique est connue, c’est la projection géographique.

Le redressement de l’image va donc tenter de supprimer toutes ces déformations pour aboutir à une image géoréférencée dans un plan de projection, et correspondant au mieux à la réalité géographique. Lorsque l’altitude n’est pas connue, nous utilisons pour simplifier une déformation polynomiale de degré un, globale ou locale (par triangulation), pour simuler la déformation projective.

L'utilisation du GPS différentiel

Le système GPS est un système de positionnement mondial par satellite permettant de calculer la position de n’importe quel point sur la Terre, dans les trois dimensions. De façon instantanée, le système GPS permet d’avoir une précision de l’ordre de 20 mètres, les mesures étant brouillées par plusieurs facteurs : erreur sur l’horloge et les paramètres orbitaux des satellites, erreurs de propagation du signal dues aux conditions météorologiques et à la position des satellites, erreur due à l’horloge du récepteur, erreurs de réception dues aux réflexions du signal et, jusqu’à une date récente, erreur liée à la dégradation volontaire du signal.

Pour localiser avec une précision correspondant à la résolution des images, il est nécessaire d’effectuer des mesures avec une précision relative entre tous les points inférieure au mètre. Cette précision peut être obtenue par la méthode du GPS différentiel. Il s'agit d'un positionnement relatif par rapport à une station de référence placée à proximité d'un point connu. On doit donc disposer de deux récepteurs qui effectuent des mesures simultanées, l'un sur le point à déterminer (figure 6), l'autre sur la station de référence. Le principe du différentiel consiste à retirer les erreurs systématiques corrélées entre la station de référence et la station mobile.

Le mosaïquage et l'introduction dans un SIG

Une fois redressée, une image peut être intégrée dans un ensemble de manière à constituer un orthophotoplan. Cette opération est appelée mosaïquage. La mosaïque ainsi constituée est géoréférencée, et est gérée et utilisée dans un système d’information géographique. Les nombreuses images provenant de la vidéographie disparaissent pour laisser place à un seul ensemble directement géré par le système d’information. Le SIG SAVANE a été utilisé pour toutes les opérations de redressement et de mosaïquage. Ce système permet de gérer d’autres types de données géographiques (zones, lignes, points) et de comparer entre elles ces données de types différents. Une fois intégrée dans la base de données, une mosaïque peut servir de référence pour saisir d’autres objets : on peut numériser directement ces objets sur un écran d’ordinateur en utilisant la mosaïque comme fond cartographique de référence (figure 7).

II — Une application dans les camps de réfugiés au Kenya

Le contexte local était assez peu favorable à la réalisation d’un programme d’inventaire et de cartographie classique. En premier lieu, comme souvent dans les pays du Sud, les régions les plus marginales des Etats sont rarement couvertes par une cartographie à grande échelle. Au Kenya, nous n’échappions évidemment pas à cette limitation puisque les camps se situent dans les régions les plus marginales, à l’est et au nord-ouest, à proximité immédiate des pays d’origine des réfugiés (Somalie et Soudan). Par ailleurs, l’utilisation des images satellite ne pouvait pas totalement répondre aux questions qui nous étaient posées. La résolution de ces images (10 m pour le SPOT panchromatique) et la situation de ces camps en zone aride interdisaient d’envisager une cartographie précise des camps et du couvert végétal. Enfin, le contexte d’insécurité qui prévaut dans les régions d’accueil des réfugiés — et notamment dans les trois camps de réfugiés somaliens de Dadaab — exigeait de limiter au maximum le nombre de relevés et d’observations de terrain ; on sait pourtant combien ceux-ci sont nécessaires pour une bonne interprétation des images. L’acquisition d’images aériennes de haute résolution s’imposait donc comme le seul moyen envisageable pour répondre aux attentes de ce programme (figure 8). Mais, eu égard aux incertitudes des conditions de sécurité — auxquelles il faut rajouter l’absence de toute prévision météorologique précise -, l’étroitesse des " fenêtres de vol " rendait peu envisageable de recourir aux services d'une société spécialisée dans l’acquisition de photographies aériennes. A l’évidence, ces différentes contraintes imposaient d’envisager une méthode d’acquisition d’images aussi souple et autonome que possible.

En utilisant le matériel et la méthode décrite plus haut, cette nécessité d’autonomie nous a incité à profiter de l’avion du HCR qui assure deux à trois fois par semaine la liaison entre Nairobi, la capitale, et les camps de réfugiés. C’est donc pendant le temps d’escale, en milieu de journée, que cet avion et ses deux pilotes ont été mobilisés pour réaliser ces couvertures aériennes. Chaque mosaïque correspond au recalage et au redressement de nombreuses images fixes. Selon la taille des camps, il a fallu travailler sur 60 à 100 images. Après capture des images et mosaïquage, les orthophotoplans ainsi obtenus ont apporté des réponses à la plupart des questions qui nous étaient posées par le Haut Commissariat aux Réfugiés. Nous en détaillons les principaux résultats dans les lignes qui suivent.

Cartographie des camps de réfugiés

L’intégration des mosaïques aériennes dans un Système d’Information Géographique a d’abord constitué une étape décisive pour la réalisation d’une carte précise des camps. Une fois numérisée (directement sur la mosaïque affichée à l’écran) cette carte apporte en effet une information essentielle sur l’évolution du plan d’occupation de l’espace depuis leur création (figure 9). En effet, au fil du temps - même lorsque les logisticiens des organisations humanitaires s’emploient à organiser cet espace en fonction de règles strictes en matière d’accès, de densité de population et de prévention des incendies — les divers événements qui marquent la vie d’un camp conduisent les réfugiés à prendre des initiatives qui peuvent en modifier considérablement sa physionomie. Au bout de quelques années, la succession de départs et de nouveaux arrivants, les attaques armées ou les inondations aboutissent au fait que les gestionnaires des camps n’ont plus qu’une vague idée des l’espace et des populations qu’ils ont à administrer. Cette cartographie est pourtant indispensable. Elle sert de base aux recensements de population, et offre un outil sans égal de décision pour l’installation des nouveaux arrivants et l’implantation des infrastructures (eau, postes de santé, centres de distribution, écoles, etc).

Dénombrement des huttes et estimation des populations

Avec une résolution de l’ordre du mètre, ces mosaïques aériennes ont également permis d’explorer les éventuels débouchés en matière de dénombrement des populations par simple comptage du nombre de huttes (figure10). Dans les situations d’urgence, on sait en effet que l’estimation rapide et aussi précise que possible du nombre de réfugiés est un impératif absolu pour une assistance humanitaire adaptée. Les études réalisées ici, dans ces camps stabilisés depuis plusieurs années (et donc sortis de la phase d’urgence), donnent de ce point de vue des résultats mitigés. Car, s’il est possible de dénombrer avec une bonne précision le nombre de huttes, l’image aérienne ne peut évidemment pas dire la fonction de ces abris et si toutes les huttes sont effectivement habitées. Après vérification sur le terrain, plusieurs problèmes sont apparus : certains abris répondent à différents besoins domestiques (cuisines, latrines, ombrage, enclos pour petit bétail, etc) et la taille moyenne des familles vivant sous une même hutte peut varier dans des proportions importantes selon les différents quartiers du camp. Au total, il faut en conclure que si l’image aérienne donne une bonne approximation des densités de population à l’intérieur du camp et permet d’estimer globalement le nombre total d’habitants, cette démarche — bien qu’utile — ne peut dispenser d’un recensement en bonne et due forme pour une connaissance approfondie des populations.

Cartographie thématique

La mise à disposition d’une cartographie des camps, intégrée dans un système d’information géographique, ouvre naturellement de nombreuses possibilités en matière de cartographie thématique. Les recensements de population (intégrés dans le SIG) peuvent ainsi faire l’objet d’une représentation graphique particulièrement utile pour les diverses organisations humanitaires. Une carte visualisant le nombre d’enfants de moins de cinq ans autorise une campagne de vaccination plus rapide et mieux ciblée (figure 11) ; une carte des densités de population permet au logisticien d’adapter son réseau de distribution d’eau et de planifier le nombre de latrines à mettre en place (figure 12) ; une carte de la répartition de la population en fonction des appartenances ethniques peut aider à concevoir une cohabitation plus harmonieuse, etc.

Environnement

Dans le même esprit, les mosaïques aériennes des camps de réfugiés et de leur environnement proche ont fourni une information essentielle sur l’étendue réelle de la dégradation du couvert végétal, mais aussi sur l’impact des actions de protection et de reboisement (ombrage dans le camp, ceintures vertes, etc). Avec cette très bonne résolution, elles se sont également avérées être des instruments incomparables pour l’interprétation d’images satellite de moindre résolution mais couvrant des espaces plus vastes. Dès lors que la résolution de l’image permet, sans risque d’erreur, l’identification des objets au sol et ce, aussi bien par leur forme que par leur couleur (arbre, buissons, clôtures, sols nus, sentiers, dépression inondable, etc), l’usage combiné de photographies aériennes et d’images satellites de résolution différente (1 mètre, 10 mètres et 20 mètres par exemple) apparaît comme la meilleure méthode de diagnostic environnemental dans les régions où l’accès au terrain est fortement limité (figure 13).

Perspectives

Dans le contexte particulièrement sensible des populations réfugiés, la cartographie des régions concernées s’avère essentielle. Elle est d’abord un complément indispensable pour les organisations humanitaires afin que celles-ci conduisent une assistance adaptée à la réalité géographique et sociologique du terrain. Mais elle s’est également montrée déterminante pour ce qui concerne les relations entre le HCR et le gouvernement du pays d’accueil des réfugiés. Celui-ci, pour des raisons diplomatiques, politiques ou sécuritaires, est parfois tenté de refouler les réfugiés dans leur pays d’origine. Dans cet esprit, les dégradations de l’environnement à proximité des camps de réfugiés sont régulièrement avancées comme un motif d’exaspération justifiant ces expulsions. La mesure précise des surfaces dégradées et la description des dynamiques qui conduisent à la destruction du couvert végétal deviennent alors des données essentielles de la négociation politique. C’est pourquoi, on le voit, la mise en œuvre des techniques de cartographie et de télédétection contribue de façon décisive à une appréciation du problème des réfugiés à la fois dans sa globalité et dans sa singularité. Dans la mesure où la question des populations réfugiées s’inscrit souvent dans la durée, ces différentes techniques feront à n’en pas douter de plus en plus partie de la palette d’activités habituelles des organisations humanitaires. On ne peut que s’en réjouir.

Mais le domaine de la photographie numérique est en évolution très rapide, avec notamment l’apparition à de faibles coûts de capteurs haute résolution pour la prise de vue (en 2000, capteur de résolution supérieure à 3.3 MegaPixels). Les principes énoncés plus haut restent valides, mais la caméra pourrait être avantageusement remplacée par un appareil de prise de vue de haute résolution permettant de saisir et de stocker en temps réel un grand nombre d’images numériques sous forme magnétique, à une cadence compatible avec les besoins de la prise de vue aérienne (environ une image par seconde). Cette technologie permettrait de rendre la prise de vue plus facile et d’augmenter la résolution de façon importante tout en diminuant le nombre d'images à redresser et à mosaïquer.

De ce fait, la mise en orbite du satellite Ikonos en l’an 2000 (résolution 1 m) ne rend pas cette démarche définitivement obsolète. D’un côté, certaines questions peuvent requérir une définition du pixel encore plus élevée et, de l’autre, l’autonomie du procédé associée à des capteurs plus performants permet de penser que ce procédé restera utilisable dans tous les cas où la commande adressée aux fournisseurs d’images satellite ne pourra pas être livrée en temps et en heure, ou encore, lorsque la présence d’un plafond nuageux (situation fréquente en zone équatoriale et tropicale) rend le satellite " aveugle " mais permet à l’avion de voler (et de filmer) au dessous de celui-ci.